Lausanne – Fribourg

Par Me Pascal Martin

Dans l’ATF 145 III 143, le Tribunal fédéral a eu l’occasion de rappeler que l’autorité de la chose jugée concernait également les décisions erronées.

Après un bref résumé de cette affaire et de son dénouement (point 1), la présente note donne quelques références historiques concernant l’autorité de la chose jugée des décisions erronées (point 2).

 

1. Résumé de l’affaire et de son dénouement

Un bailleur donne congé à son locataire en invoquant le besoin personnel de son fils de disposer de la chose louée (art. 271a al. 3 let. a CO). Le locataire conteste le congé, arguant que le motif réel du bailleur réside dans sa volonté de sous-louer la chose louée à un montant supérieur. Le tribunal compétent donne tort au locataire et estime que le congé n’est pas abusif. Cette décision entre en force de chose jugée.

Par la suite, le bail ayant entretemps pris fin, le locataire intente contre son ancien bailleur une action en dommages-intérêts qui repose à nouveau sur la mauvaise foi de celui-ci. Cette affaire monte jusqu’au Tribunal fédéral, qui y voit une question juridique de principe. Le recours est cependant rejeté. Les juges fédéraux expliquent que le point de savoir si le motif invoqué par le bailleur est fallacieux a déjà été tranché par la décision précédente, dont le chiffre 1 du dispositif dispose que « la résiliation du 18 janvier 2013 avec effet au 30 juin 2012 n’est pas abusive » (consid. 5.3). Dans ces circonstances, l’effet positif (ou préjudiciel) de l’autorité de la chose jugée s’oppose au réexamen de ce point lors du procès actuel (consid. 5.3) et seule la voie de la révision est ouverte (consid. 5.4).  Malheureusement pour le locataire, le délai de révision est cependant échu depuis longtemps.

En l’espèce, à la suite de la résiliation du contrat, le bailleur avait proposé en ligne l’appartement dont il était question dans les deux procès à la location, pour un montant de CHF 650.- supérieur au montant payé par l’ancien locataire. Cette annonce était donc la preuve que, contrairement à ce qu’il avait donné comme motif de congé et allégué en procédure, le bailleur ne souhaitait pas récupérer l’appartement pour son usage personnel ou celui de son fils, mais bien, comme le locataire le prétendait, en tirer un profit accru.

En d’autres termes, le congé était probablement abusif (cf. arrêt TF 4A_113/2019 du 9 juillet 2019, consid. 3 : « Une motivation lacunaire ou fausse n’implique pas nécessairement que la résiliation est contraire aux règles de la bonne foi, mais elle peut constituer un indice de l’absence d’intérêt digne de protection à mettre un terme au bail ; en particulier, le caractère abusif du congé sera retenu lorsque le motif invoqué n’est qu’un prétexte alors que le motif réel n’est pas constatable »). A tout le moins, les faits retenus par le premier tribunal et sur lesquels il s’était fondé pour statuer ne reflétaient pas la réalité, en raison d’un comportement de mauvaise foi du bailleur en procédure. Une décision rendue dans de telles circonstances doit être qualifiée d’erronée, au même titre que celles qui font une application fausse du droit (tel est par exemple l’avis de Max Guldener, Schweizerisches Zivilprozessrecht, 3ième éd., Zurich 1979, p. 387, qui assimile les deux situations).

 

2. L’autorité de la chose jugée des décisions erronées

 

 a. Raison d’être

Affubler les jugements erronés de l’autorité de la chose jugée peut, de prime abord, paraître quelque peu insatisfaisant. Malgré tout, depuis l’époque romaine et jusqu’au droit suisse actuel, cette solution a prévalu. Pour en comprendre la raison, il faut avoir à l’esprit les risques opposés auxquels le législateur qui adopte le principe de l’autorité de la chose jugée est confronté.

Savigny présente cet antagonisme de la façon suivante : d’une part, si le jugement peut être remis en cause, il existe un risque de répétition des procès à l’infini, conduisant à une insécurité juridique constante – on pourrait également invoquer une surcharge énorme et inutile de travail pour les tribunaux. D’autre part, si le jugement ne peut être remis en cause, il existe un risque qu’il soit mal fondé, conduisant ainsi à une injustice irrémédiable et contraire à la finalité de toute juridiction, à savoir dire le juste (Friedrich Carl von Savigny, System des heutigen römischen Rechts, vol. 6, Berlin 1847, p. 260).

En d’autres termes, adopter le principe de l’autorité de la chose jugée, c’est accepter le risque de l’iniquité des jugements rendus.

En droit romain classique, ce risque est grand, du fait qu’il n’existe pas, dans la procédure formulaire en vigueur à cette époque, de voies de recours (Pascal Martin, L’autorité de la chose jugée en matière civile – Etude de droit romain et de droit suisse, Thèse Lausanne 2019, p. 99). A l’inverse, dans les ordres juridiques modernes, ce risque est réduit par l’existence de voies de recours, cantonale et fédérale s’agissant du droit suisse (art. 309 ss CPC ; art. 72 ss LTF pour le recours en matière civile).

Cela étant, même dans ces ordres juridiques, le risque qu’un jugement erroné entre en force existe évidemment toujours, ce qu’illustre parfaitement l’ATF 145 III 143. Pour autant, renoncer à l’autorité de la chose jugée et accepter que les litiges n’aient pas de fin n’est pas compatible avec le principe de la sécurité du droit. Dès lors, il faut bien admettre – à contrecœur – que mêmes les jugements erronés ont l’autorité de la chose jugée. En d’autres termes, il est moins grave que des jugements erronés soient rendus que les litiges n’aient pas de fin (Bernhard Windscheid/TheodorKipp, Lehrbuch des Pandektenrechts, vol. 1, 9ème éd., Francfort-sur-le-Main 1906, p. 643, note 4 : « Est ist ohne Zweifel ein Übel, wenn in dieser Weise in einem einzelnen Falle das Unrecht zum Recht gemacht wird; aber ein viel grösseres Übel ist es, wenn es nie ein Ende des Streites gibt. »

 

 b. Quelques références historiques

Les juristes romains n’ont jamais douté de la justesse de cette dernière affirmation (Friedrich Ludwig von Keller, Ueber Litis Contestation und Urtheil nach classichem Römischem Recht, Zurich 1827, p. 74 note 1 ; Moritz August von Bethmann-Hollweg, Der römische Civilprozess, vol. 2 – Formulae, Bonn 1865, p. 630 ; Paul Frédéric Girard, Manuel élémentaire de droit romain, 8ème éd., Paris 1929, p. 1106 ; Raymond Monier, Manuel élémentaire de droit romain, vol. 1, 6ème éd., Paris 1947, p. 169, note 1).

Le C. 7,52,2, Constitution de l’empereur Antonin le Pieux de l’an 215, montre que la règle était même appliquée avec une rigueur exemplaire : « Res iudicatae si sub praetextu computationis instaurentur, nullus erit litium finis. » (Si, sous le prétexte d’erreurs de calcul, les choses jugées pouvaient être reprises, les litiges n’auraient pas de fin). A titre de comparaison, les erreurs de calcul qui affectent le dispositif du jugement peuvent être aujourd’hui corrigées sur la base de l’art. 334 al. 1 CPC, lequel dispose : « Si le dispositif de la décision est peu clair, contradictoire ou incomplet ou qu’il ne correspond pas à la motivation, le tribunal procède, sur requête ou d’office, à l’interprétation ou à la rectification de la décision. La requête indique les passages contestés ou les modifications demandées. »

Un autre exemple se trouve chez Ulpien, D. 1,5,25 : « Ingenuum accipere debemus etiam eum, de quo sententia lata est, quamvis fuerit libertinus : quia res iudicata pro veritate accipitur. » (Nous devons aussi considérer comme libre de naissance celui qui a été hissé à ce statut par jugement, quoiqu’il ait été affranchi : parce que la chose jugée doit être prise pour la vérité).

Il convient enfin de se référer au C. 7,57,3 étudié par Gilbert Hanard (Res iudicata pro ueritate habetur : la naissance d’un concept, in : Centre de recherches en histoire du droit et des institutions, no4, Bruxelles 1995, p. 25), ainsi qu’aux fragments cités par Bayer et Savigny ci-dessous.

Dans le système procédural de droit commun, applicable en Allemagne jusqu’à l’avènement du Code de procédure civile de 1877, entré en vigueur en 1879 (Martin, op.cit., p. 341), les jugements erronés ont toujours l’autorité de la chose jugée (Hieronymus von Bayer, Vorträge über den gemeinen ordentlichen Civilprocess, Munich 1858, §. 140, qui s’appuie à cet égard sur les fragments suivants : Maecianus D. 36,1,67(65),2 ; Ulpien D. 38,2,12,3 ; Ulpien D. 42,1,56 ; Ulpien D. 43,30,1,4.Cf. également Oskar von Bülow, Die Lehre von den Processeinreden und die Processvoraussetzungen, Giessen 1868, p. 282 ; Karl Adolph von Vangerow, Lehrbuch der Pandekten, vol. 1, 7ème éd., Leipzig 1876, p. 271). Savigny, du même avis, invoque quant à lui le texte de Paul D. 44,2,6 (Savigny, op. cit., p. 261 ss). Sous l’empire du CPC de 1877, les choses ne changent pas (Windscheid/Kipp, op. cit., p. 643).

Il en va de même en droit suisse. Le Tribunal fédéral, dans ses jeunes années, a en effet calqué sa conception de l’autorité de la chose jugée sur celle de la doctrine pandectiste, puis de la doctrine relative au Code de 1877, après son entrée en vigueur (Martin, op. cit., p. 395 s.).

Dans un arrêt quelque peu plus récent, le Tribunal fédéral expose que : « La sécurité du droit exige que tout jugement au fond – même erroné – jouisse, une fois passé en force, de l’autorité de la chose jugée » (ATF 115 II 187 consid. 3b = JdT 1989 I 586 (590)). Notre Haute Cour se réfère ici à Guldener, qui précise que l’exceptio rei iudicatae soulevée au profit d’un jugement erroné ne saurait être ainsi contrée par une replicatio doli (Guldener, op. cit., p. 387, note 96). Cette jurisprudence a récemment encore été confirmée dans l’arrêt TF 4A_224/2017 du 27 juin 2017, consid. 2.3.2 (cf. également Lorenz Droese, Res iudicata ius facit, Berne 2015, p. 103 s. ; Christoph Leuenberger/Beatrice Uffer-Tobler, Schweizerisches Zivilprozessrecht, 2ème éd., Berne 2016, no 7.41).

A Rome, il convenait, pour détruire l’autorité d’un jugement entré en force de chose jugée, de recourir à l’in integrum restitutio, moyen prétorien fondé sur l’équité (Max Kaser/KarlHackl, Das römische Zivilprozessrecht, 2ème éd., Munich 1996, §. 55 I.3 s’agissant de la procédure formulaire et §. 74 II.3 s’agissant de la procédure extraordinaire). Il devait pour cela exister une juste cause, dont le dol faisait partie en vertu d’une disposition de l’édit du préteur (UlpienD. 4,3,1,1). Ainsi, le juriste Julien au D. 11,1,18 était d’avis qu’un jugement pouvait être rescindé par ce biais lorsque le défendeur, cohéritier, avait prétendu de mauvaise foi au cours de la procédure être seul héritier afin de ne pas avoir à fournir de caution pour son cohéritier absent (Martin, op. cit., p. 254).

Cette mauvaise foi du cohéritier en procédure s’apparente à celle du bailleur dans l’arrêt fédéral qui nous occupe et le remède proposé par Julien, qui se réfère d’ailleurs, dans le fragment précité, à l’avis de Proculus, est l’ancêtre de celui proposé par le Tribunal fédéral (voir ci-dessous).

En droit commun, l’in integrum restitutio s’appelle aussi « die Wiedereinsetzung in den vorigen Stand ». Elle permet toujours de rescinder les effets d’un jugement (Bayer, op. cit., §. 332 ; Georg Wilhelm vonWetzell, System des ordentlichen Civilprocesses, 3ème éd., Leipzig 1878, p. 676).

Enfin, la révision du droit suisse trouve son origine dans l’in integrum restitutio romaine, respectivement dans la Wiedereisetzung du droit commun (Martin, op. cit., p. 414). Comme le rappelle à juste titre le Tribunal fédéral dans l’ATF 145 III 143 (consid. 5.4), c’est uniquement par le biais de la révision qu’un jugement entré en force peut ainsi être rescindé, aux conditions des art. 328 à 333 CPC.

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